L'envol d'Icare


Gilbert Garcin, photographie, 2005

Lenvol dIcare

 


L'ENVOL D'ICARE

 

   Il était retraité des Ponts et Chaussées. Impeccable dans sa fonction dingénieur, irréprochable dans sa conduite au travail, dune intégrité à toute épreuve, Icare Loiseau était aussi connu pour être le plus fidèle et le plus méritant des maris. Marié depuis presque soixante ans à Ginette, une femme susceptible et acariâtre, il se sortait de toutes les histoires provoquées par cette dernière avec la dignité dun prince. Hautement considéré dans son entourage, on le plaignait autant quon ladmirait.  Les uns disaient de lui : « Un saint homme ! » ; dautres pensaient : « Un héros ! »

   Ce que tout le monde ignorait, car il nen parlait jamais, c’était un rêve secret, qui ne lavait jamais quitté depuis sa plus tendre enfance : le rêve de voler. Passionné d’étymologie, il s’était toujours dit : « Avec un nom pareil, je suis forcément fait pour voler de mes propres ailes ! Un jour jirai tutoyer le ciel… » Layant humblement avoué à sa femme peu avant de lui passer la bague au doigt, avec linterdiction formelle den parler à quiconque, celle-ci, bien que restée soumise à sa volonté, lui avait toujours opposé quelque résistance. « Sil senvole, se disait-elle, que vais-je devenir ? Je ne suis pas faite pour rester seule ! » Il faut dire quavec le temps, malgré son caractère épouvantable, elle s’était profondément attachée à cet homme loyal, sérieux et travailleur. Pour rien au monde elle neût souhaité quil prît les airs. Mais c’était sans compter sur lopiniâtreté de son mari : dès leur mariage, il ne se passa pas un soir sans que, rentrant de son travail, il ne mît à profit ses compétences dingénieur pour fabriquer toutes sortes dengins destinés à voler. Son épouse l’épiait dans ses moindres faits et gestes et, dès quil avait le dos tourné, elle lui sabotait malignement son travail, retirant un boulon à un endroit, détruisant une pièce maîtresse à un autre, décollant une plaque de bois ou de métal, subtilisant une vis, arrachant un écrou, dans lespoir quil sen aperçoive et quil ne perde à chaque fois un temps considérable en réparations. Elle réussit tant et si bien quon ne compte plus le nombre de fois où Monsieur Loiseau, à lordinaire si méticuleux, dut reporter son départ. Toutefois, quand ce dernier ne remarquait rien - ce qui arrivait parfois - et quil sen allait gaillardement essayer sa machine au sommet de quelque colline isolée, Ginette éprouvait les sueurs du remords et du tremblement. Elle prétextait une assistance technique pour le suivre, prête à bondir si jamais elle sentait que son homme devait prendre de la hauteur. Heureusement pour elle, il ne parvenait jamais à en prendre. Sans le savoir, elle retirait ou détériorait précisément la pièce quil fallait pour lempêcher de prendre un bon départ. À force, elle finit même par devenir une experte du sabotage intelligent. Elle put ainsi saborder ou retarder toutes les tentatives de vol de son mari sans mettre sa vie en péril. 

   Au bout de longues années, linfortuné Monsieur Loiseau, dont les soupçons, depuis longtemps, pesaient sur son épouse mais qui jusqu’à présent s’était bien gardé de lui en tenir rigueur, réussit tout de même le tour de force de construire de magnifiques ailes de papillon à partir dun matériau de la dernière technologie. Loin davoir du plomb dans laile, non seulement il était parvenu à cacher son prototype au nez et à la barbe de Ginette mais il avait déjà procédé, dans le plus grand des secrets, à quelques essais encourageants. Depuis lors il était résolu, plus que jamais, à faire le grand saut. Sûr de son fait, il s’était même préparé à affronter les foudres de sa femme dans le cas où il deviendrait impossible de cacher la vérité.

   Une nuit Icare, ne pouvant fermer l’œil, se leva dun bond de son lit pour courir dans un recoin de son atelier. 

  « Amis du ciel, bonsoir ! s’écria-t-il, attendez-moi, jarrive ! 

- Icare ! Où vas-tu ? hurla sa femme, réveillée en sursaut. Pour l’amour du ciel, reste ici !

- Justement, oui ! Pour l’amour du ciel, je m’en vais !

- Que… Quoi ? Comment ? Tu, tu tu, tu t’en vas ? Tu me quittes ? Pour toujours ? 

- Oh ! La ferme ! Cette nuit c’est le grand jour ! La lune est belle, l’air est vivifiant, les jeunes hérons ont quitté le nid, tout est parfait ! Tout pour me donner des ailes ! Et rien ne m’arrêtera, jamais ! Pas même toi et tes mugissements de bufflonne ! C’est trop tard ! Tout est prêt ! Adieu !

- Icare ! Icare ! Icaaaaaaaare ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ! Me voilà pataugeant dans le plus grand émoi ! Et moi, et moi, et moi ? Sept cents millions de fois que je t’ai supplié de demeurer au sol ! Oh, combien de tourments vaudra ta félonie ? Oh combien de marins…

- Toutes tes mises à pied n’ont pas suffi ! l’interrompit Icare en enfilant sa jaquette. Oiseaux des nues, réjouissez-vous ! Icare est là qui vient à vous !

- Oh mon Icare ! Vois mes larmes qui roulent ! Vois mon cœur qui se fond ! Vois ma vie qui s’éteint ! Es-tu à ce point vil pour m’achever ainsi ? N’as-tu donc pas de yeux dans un coin de ton cœur ? Ne vois-tu pas une âme aux affres de la mort ? Permets-moi, je te prie, si tu tiens à Ginette, de lui laisser un lien qui l’unisse à ton pied ! Un tuyau d’arrosage ! Et, ma foi, tu verras que j’en fais bon usage !

- Allez, va pour le tuyau d’arrosage ! Tu me fends le cœur ! Tu m’attaches et tu me ramènes à toi si jamais tu vois que ça part en biberine ! Et magne-toi le tafanari, la remorque est chargée, plus qu’à calter ! »

    Cest ainsi quIcare et Ginette ont roulé jusqu’à la colline. Cest ainsi quils ont grimpé jusquau rocher de lAnge, doù plongeait un à-pic vertigineux. Encore fermes sur leurs gigots doctogénaires, ils navaient pas ménagé leurs efforts. Juste avant le grand vol, Icare avait permis à Ginette de lentuyauter à la cheville droite, tandis que les ailes dun papillon géant commençaient à s’éployer au clair de lune.


Le vieux guitariste aveugle =>

Commentaires

  1. Chaque couple s'unit autour d'un mythe qui lui donne des ailes. Un récit rigolo dans lequel le lien l'emporte sur les tentatives d'envolées conflictuelles du dit Icare....Une famille tuyau d'poêle qui a trouvé un tuyau pour s'en sortir.

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    1. Cher lecteur(rice), merci pour votre vision du texte, qui certainement, au-delà du comique, est très proche de la réalité. Oui le lien a été plus fort, et le tuyau vainqueur ! Mais l'histoire ne dit pas si ils ont arrosé ça juste après ou si l'incorrigible Icare a recommencé à battre de l'aile...

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