Le chantier

 



Lecture : Olivier Gilbert
Sonorisation : Nathalie Milliard


   Sans coup férir est venu se substituer à mon paysage un chantier urbain, qui n'est pas sans me rappeler ceux qui forgèrent les incompréhensions de mon enfance.


   C'était une gageure de s'y aventurer parfois ; la peur m'emportait par vagues submersives, et nombreux étaient les embâcles, faits de planches hérissées de pointes, de seaux épais, de bidons, de morceaux de parpaings râpeux en diable. 


  Il y avait ces hommes forts porteurs d'engins de morts tels que des marteaux-piqueurs et ces gros véhicules jaunes ou orange, aux sirènes imbues de décibels qui attiraient immédiatement les paumes de mes mains vers les creux de mes oreilles.


   Il y avait ces grues aux pattes anguleuses, monumentales, qui balafraient le ciel avec une indéfinissable arrogance, et l'indifférence de monstres.


   Et puis venaient, sous la conduite de mystérieuses mains gantées capables d'ébranler d'énormes volants crépis d'opaques sueurs et de pralines de béton, ces bétonnières aux beuglements hostiles, ces gueules béantes et tournoyantes vomissant le mortier, dont j'évitais la confrontation directe.


   Ce n'était pas non plus sous les échafaudages que je trouvais refuge, ces fatras stridents de longs tubes sauvagement croisés, de barres féroces et de plateaux encombrés et branlants, que des semelles puissantes tambourinaient sans vergogne et sans recherche d'harmonie. 


   Parfois quand je m'y attardais un peu, seulement pour me prouver que je pouvais malgré tout en sortir indemne, je tendais l'oreille pour essayer de comprendre le langage de ces hommes, dont le volume sonore, le minimalisme et la crudité n'avaient de cesse de m'impressionner.


   Bien entendu j'étais incapable, malgré ma bonne volonté, de communiquer à niveau égal, et aujourd'hui encore, comprendre et parler cette langue reste un défi que je ne saurais relever.


   Aussi de ce nouveau paysage, dont les rectitudes et les verticalités forcées s'opposent déjà au désir de repos de ma vue, je détourne instinctivement les yeux.



Juin 2024




Les chats, les baleines et les colères =>

Commentaires

  1. Saisissante narration qui nous laisse pantois, quant à cet univers bien singulier. Bravo également pour l'illustration fidèle à l'ambiance, et pour l'audio !

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    1. Un grand merci pour tes impressions Nina ! C'est vrai que le travail de sonorisation de Nathalie est remarquable et rend l'ensemble saisissant !

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