Henri et le tigre de Mysore
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Frances Broomfield, reproduction, 1997
Le rêve d’Henri Rousseau
HENRI ET LE TIGRE DE MYSORE
Honnête musicien, authentique aventurier, Henri avait pour habitude de jouer de la guitare à la faveur du crépuscule, dans cette partie des Indes britanniques luxuriante et sauvage que l’on appelait naguère le royaume de Mysore, aujourd’hui plus connue sous le nom de Karnataka. Débarqué un matin de septembre 1869 à Mangalore, cet homme d’âge mûr, de nationalité française, élégant et flegmatique, s’était aussitôt enquis d’un territoire vierge et verdoyant, où il pût, en toute liberté, pratiquer son art de prédilection. Nul ne connaissait, à vrai dire, la véritable histoire de cet industriel d'expérience : d’aucuns le disaient veuf et rentier, d’autres lui prêtaient une fortune héritée d’outre-Atlantique tandis que d’autres encore prétendaient que derrière son apparence distinguée et ses airs de faux-saltimbanque se cachait un braconnier de la pire espèce.
Un jour qu’il reprenait le thème de son hymne favori : Le Temps des cerises écrite par son ami Jean Baptiste Clément, il vit s’approcher un splendide tigre qui se mit à lui tourner autour en battant fortement de la queue. Pensant que son heure était venue, et plus que jamais sentant frémir les poils de sa gauloise moustache, il se dit que la plus noble façon de mourir était de continuer à jouer. C’est ainsi que la mélodie d’Eugène Pottier connut, l’espace de quelques secondes, sans doute la plus rapide et la plus fébrile interprétation qui n’eût jamais eu lieu jusqu’alors. A sa grande surprise, le tigre se mit à gesticuler de telle sorte qu’on eût juré qu’il dansait. Non seulement il ne l’attaqua pas mais encore lui signifiait-il, d’un gracieux mouvement circulaire de la queue, qu’il n’en avait pas assez entendu. Henri joua derechef, chantant à tue-tête, et cette fois-ci attirant des centaines d’oiseaux et de mammifères de toutes espèces, dont la femelle du tigre qui, prudente et circonspecte, préférait se tenir à distance. Malheureusement, l’arrivée de cette dernière ne tarda pas à provoquer la fuite de tous les autres animaux.
Quand Henri cessa de chanter, le tigre avança sa tête vers lui, en ouvrant faiblement la gueule pour dire :
« Mon bon monsieur, accepteriez-vous de m’apprendre à chanter ? Ma femme se bouchant les oreilles à chaque fois que je m’y emploie, je veux lui prouver que je peux produire de fort jolies notes avec ma seule voix.
Sa redingote réajustée, son chapeau carré prussien remis dans son bon axe, Henri répondit :
- Mais bien volontiers, beau sire, pourvu que vous fassiez montre de docilité. »
Dès ce moment il ne se passa pas un soir sans qu’Henri et le tigre ne se réunissent pour donner de la voix. Dans une improbable végétation mêlant fougères, lotus sacrés, cocotiers et feuilles de bananiers, le tigre arrivait toujours à la même heure et au même endroit, désireux de parfaire sa technique du feulement mélodique. Attentif et discipliné, il progressait rapidement, sous l’œil éberlué de la tigresse restée craintive, et bientôt Henri, excellent cavalier, put monter son tigre comme s'il se fût agi d’un pur-sang arabo-andalou.
En peu de jours le tigre apprit non seulement à chanter mais aussi presque toutes les chansons en vogue du moment, importées de plusieurs pays occidentaux. Chansons populaires, chansons de régiment, de marins, révolutionnaires, pacifistes ou anarchiques, le répertoire d’Henri semblait inépuisable. Juché sur son fidèle disciple, la guitare en main, Henri décida tout naturellement de sillonner les alentours et de proposer son singulier spectacle aux habitants des villages qu’il rencontrait sur son passage. La méfiance des villageois rapidement retombée, tant les notes d’Henri sonnaient justes et suaves, et tant la voix de baryton du tigre réchauffait les cœurs, l’on commença même à venir de toutes les contrées avoisinantes pour assister à ce prodige. Rapidement, la renommée du tigre et de son cavalier dépassa les limites de l’Inde pour s’étendre à celles de l’Occident.
Réclamé de tous côtés, encensé et sollicité par les plus grands princes d’Europe et Maharadjahs locaux qui sans aucun doute lui eussent assuré des gains phénoménaux, Henri ne voulut jamais, cependant, se séparer de son tigre et de sa terre d’accueil. Il préférait, et de loin, faire la joie de ces honnêtes villageois, des petits comme des grands, en simple échange du gîte et du couvert. Et dame tigresse, à qui il arrivait d’assurer la protection du célèbre duo, venait toujours à la dérobée, ne manquant jamais d’assister aux tours de chant de son mari, qu’au fond elle admirait secrètement. Dès lors elle ne se bouchait plus les oreilles, elle était même devenue une danseuse émérite.
Ainsi se termine l’histoire de ce vieil industriel Français, un certain Henri, musicien dans l’âme, que la fortune poussa un jour à rencontrer un tigre d’une rare sensibilité, avec qui il entretint une extraordinaire relation d’amitié. Leur collaboration artistique dura jusqu’à la mort des trois protagonistes, qui survint le même jour, à la même heure du crépuscule, au même endroit. On raconte que, depuis la seconde précise où tous trois passèrent de vie à trépas, chaque année, au même instant, tous les arbres du Karnataka entament une danse langoureuse et sensuelle, les fleurs se parent de leurs plus vives couleurs et des milliers d’oiseaux s’envolent pour décrire de merveilleuses volutes dans un ciel devenu clair.

Adorable histoire dont je retiens principalement que "Le temps des cerises" a une telle portée affective universelle, que le puissant et fort tigre se laisse attendrir en l'écoutant et veut apprendre le chant de l'homme. Le lecteur Hen-ri encore.
RépondreSupprimerMerci beaucoup pour votre lecture sensible et enthousiaste ! Heureux que cette histoire vous ait attendri(e). Merci pour votre sourire également. Joli jeu de mots !
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